D’Alfred Jarry, on ne retient souvent de nos jours que le scandaleux Ubu Roi. Cela revient cependant à passer sous silence la singulière expérimentation, placée sous le signe de l’enfance, dans laquelle l’existence de l’écrivain s’est peu à peu abimée. Au creux de sa voix lézardée se devine un désir éperdu de mettre en mots les forces de déflagration propres à la vie, qui corrompent inéluctablement notre conscience individuée et que nos nobles philosophies s’efforcent en vain de compenser. Si l’œuvre de Jarry est réputée ardue, c’est peut-être parce qu’elle tente, livre après livre, de verbaliser un phénomène de dépossession de soi sous l’emprise duquel la langue est contrainte de se désarticuler. Cette altération originelle de la psyché, difficilement communicable sur le marché des idées, résiste en effet à nos traditionnelles catégories de pensée. Expérimenter le singulier, pour le poète, équivaut dès lors à braver doublement le bon sens et le poids accablant des événements, quitte à abolir les distinctions courantes entre la science et la fiction, la littérature et la vie, ou encore le fantasme et la réalité. |