Contrairement à ce que l'on pense généralement, la société soviétique des années trente n'a pas retenti que de paroles officielles. De fait, elle a accordé une large place au discours individuel et, plus encore, au discours de soi. Pour encourager cette pratique, elle en a réinventé les formes et aménagé les lieux d'expression : du journal intime à l'autocritique publique, en passant par l'autorapport, l'autobiographie de parti ou encore le journal de production. Inscrites dans les routines administratives de la bureaucratie et du parti soviétiques, ces pratiques permettaient à l'appareil d'État de connaître et de reconnaître ses sujets, remplissant ainsi une fonction d'objectivation. Cependant, l'acte de parler de soi est ambigu : forme de dévoilement donnée à autrui, il est aussi, selon l'hypothèse de Michel Foucault, un acte de subjectivation. Cette tension conceptuelle s'inscrit au cœur du présent ouvrage. Elle permet de réviser l'interprétation du stalinisme comme un système uniquement coercitif, comme un ensemble de moyens de contrôle et d'interventions arbitraires dans la vie des citoyens, interprétation qui ne tient compte ni de la genèse historique ni de la composante dynamique de tout régime politique, aussi despotique soit-il. L'enjeu des contributions ici réunies est plutôt de, comprendre comment le système stalinien d'avant 1945 a pu s'imposer, et même obtenir l'approbation, la participation et la loyauté non seulement des membres du parti, mais aussi d'une grande partie de la population. |